Aujourd'hui, j'ai entendu dans mon bureau deux collègues, une femme et un homme, se plaindre des contraintes imposées sur le genre dans la constitution de certaines équipes ou attribution de fonctions. Je résume : "Non mais je comprends pas qu'on nous impose ça. En science, on ne fait pas de discrimination de genre, enfin je veux dire, on sait que ça existe ailleurs, mais on voit bien que ce n'est pas le cas chez nous ..." (à peine sous-entendu : "nous, on est plus intelligent·e·s que les autres")
En bonus, retrouvez ici plein de chouettes illustrations sur les inégalités de genre dans le domaine de la recherche
Il est vrai que les Sciences de la Vie, la Médecine ou encore la Psychologie sont des domaines scientifiques que les femmes ont investis avec (plus ou moins de) succès.
Mais ne nous y trompons pas ! Au cas où vous seriez tenté·e·s par le discours de mes sympathiques mais néanmoins mal informé·e·s collègues, reposant sur une collecte de données de type doigt mouillé avec variables contrôlées au pifomètre, voici quelques études sur le sujet (liste loin, loin, loiiiiiiiiiiiiiiiin d'être exhaustive) :
Il existe un haut niveau de preuve que les inégalités de genre sont particulièrement prononcées dans le secteur académique (enseignement et recherche). Ces inégalités se matérialisent par une proportion de femmes qui diminue à mesure que l'importance de la fonction professionnelle augmente. https://www.thelancet.com/journals/lanepe/article/PIIS2666-7762(23)00171-0/fulltext
Dans la recherche scientifique, les chercheuses seniors sont encore plus susceptibles que leurs collègues chercheurs hommes seniors de sous-estimer le travail des chercheuses juniores. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32696985/
En recherche scientifique, les femmes sont moins susceptibles d'être reconnues comme autrices des productions scientifiques de leur équipe, notamment pour des raisons d'invisibilité de leur travail, et ce quel que soit le domaine scientifique et la séniorité. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC9352587/
En recherche scientifique, les femmes accomplissent plus de "travail domestique" académique (nécessaire mais non valorisé) que les hommes. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/00113921231224754
Il faut dire aussi qu'on leur en demande davantage... https://journals.sagepub.com/doi/10.3102%2F0002831217716767
Dans la recherche en psychologie, les chercheurs hommes sont moins susceptibles de citer le travail de leurs collègues femmes du même domaine, que ne le sont les chercheuses femmes. https://psycnet.apa.org/doiLanding?doi=10.1037%2Famp0000480
Dans la recherche en neuroscience, les listes de références tendent à inclure plus d'articles dont les auteurs principaux et les derniers auteurs sont des hommes que ce à quoi on pourrait s'attendre si le genre n'était pas lié aux références. Ce déséquilibre est en grande partie dû aux pratiques de citation des hommes. https://www.nature.com/articles/s41593-020-0658-y
Dans la recherche en neurosciences, les récompenses les plus prestigieuses sont attribuées à des hommes, et cet effet est partiellement médié par le fait que les papiers des chercheuses sont moins cités que ceux de leurs collègues masculins. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31772869/
Gardons donc tout cela en tête : la science n'est pas protégée du sexisme, pas plus que l'université. Et aussi : être une femme n'immunise pas contre le sexisme. Et encore : ne pas être soi-même victime de sexisme n'est pas un argument recevable pour nier l'existence du sexisme (de la part de scientifiques qui connaissent les notions d'échantillon, de statistiques etc., c'est d'ailleurs un peu fort de café, comme argument). Ne pas "voir le genre" n'est pas une solution pour combattre le sexisme, c'est au contraire une posture très pratique permettant d'occulter le problème - de meme que "ne pas voir les differences" en général est très pratique pour ne pas voir les problèmes, et les changements necessaires.
J'ai commencé récemment la lecture d'un super bouquin : Comment être antiraciste, par Ibram X. Kendi. Extrait :
« Le contraire de "raciste" n’est pas "pas raciste". C’est "antiraciste". […] Quel est le problème avec le fait d’être "pas raciste" ? C’est une affirmation de neutralité : "Je ne suis pas raciste, mais je ne suis pas non plus agressivement contre le racisme." Il n’y a pourtant pas de neutralité dans la lutte concernant le racisme. […] Soit on soutient l’idée d’une hiérarchie raciale en tant que raciste, soit celle d’égalité raciale en tant qu’antiraciste. Soit on croit que les problèmes trouvent leurs racines chez des groupes de gens, et on est raciste, soit on situe les racines de ces problèmes dans le pouvoir et la politique, et on est antiraciste. Soit on permet aux inégalités raciales de se perpétuer, et on est raciste, soit on combat les inégalités raciales, et on est antiraciste. Il n’existe pas d’entre-deux. » Ibram X. Kendi, Comment devenir antiraciste
Sur la question du racisme, la neutralité n’est pas une option : tant que nous ne nous impliquons pas dans la solution, nous faisons inéluctablement partie du problème. Je suis convaincue que pour le sexisme, c'est pareil. La neutralité n'est pas une option : se proclamer "non sexiste" n'est pas suffisant pour être le contraire de sexiste.
En bonus n°2 : une petite sélection d'ouvrages pour s'éduquer à propos du racisme.
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